La cruauté naît avec le dresseur

Confession du dresseur d'ours Vladimir Deriabkine

Vladimir Deriabkine faisait danser le twist à ses ours. Sur la piste, les animaux étaient touchants d’humanité. Mais cette complicité entre l’homme et l’animal était le résultat d’une très grande violence. Dix ans après avoir quitté le cirque, il raconte ce dont aucun professionnel ne parle jamais : la barbarie du dressage.

Savez-vous comment on arrive à faire danser le twist à un ours ?

C’est Mikhaïl Simonov, le grand dresseur, qui me l’a appris. «Il vous faut deux bâtons hérissés de pointes. On les place à la hauteur des cuisses de l’ours et on le pique alternativement d’un côté, puis de l’autre. En même temps, on lui donne à manger. Le dressage qui vise à obtenir des attitudes d’imitation de l’homme est plus doux, il ne comporte pas d’exercices physiques difficiles, ce qui, du coup, ne nécessite pas de violence. Mais essayez de faire tenir un ours suspendu en croix à des anneaux de gymnastique ! Pourtant, c’est un tour qui existe. » «Je voudrais tellement, sans mourir, mourir ! Je suis las de me battre sur le ring de la piste, Moi, l’ours roué de coups par son dresseur. Chaque jour, je cherche comment frapper à mon tour. » Ces vers, le dresseur Vladimir Deriabkine les a écrits en 1982, à Oussourisk. Aujourd’hui directeur du premier musée privé russe du Phonographe et du Gramophone, dont il est aussi le créateur, il est devenu poète, écrivain, et il interprète les chansons qu’il compose. Mais, à une époque, il avait dix ours. Les numéros qu’il présentait étaient à mi-chemin entre le cirque et le théâtre. Il faisait tenir à ses ours des rôles de barman, de garagiste, de marin, de cosmonaute, d’amoureux, d’explorateur. Pendant la représentation, ils devenaient presque humains. C’est cela qui faisait le charme de ses saynètes. Aucun de ses ours n’a survécu. Depuis dix ans, Deriabkine n’a plus mis les pieds sur une piste. Il a abandonné le dressage. Pourquoi ? «Parce que c’est une activité barbare. Les dresseurs ont toujours caché les dessous de leur profession aux spectateurs. Moi, je vais vous raconter ce que personne ne dira jamais.»Connaître la vérité sur les pratiques de dressage ne peut que détourner les spectateurs des numéros de cirque.

Pourquoi avez-vous décidé de parler ?

J’ai aimé mon métier, et je lui reste reconnaissant, en dépit de tout. Mon seul regret a longtemps été de ne pas avoir obtenu, à l’époque, la distinction d’artiste émérite, en tant que clown. Mais, aujourd’hui, je me rends compte qu’on ne peut pas être décoré pour un travail de dressage. Une "médaille de la cruauté", ce n’est pas envisageable.

Mais vos saynètes du théâtre des Ours ont laissé aux spectateurs le sentiment de quelque chose de touchant, de lumineux. Elles plaisaient beaucoup.

Bien sûr ! La cruauté ne s’exerçait pas sur la piste, mais en coulisse. Je présentais, entre autres, un numéro qui soulevait toujours un tonnerre d’applaudissements : l’un des ours tombait à genoux devant Liouda, ma partenaire, en serrant entre ses pattes un coeur en papier mâché. Vu des gradins, l’effet était spectaculaire et émouvant. Mais, pendant les répétitions, c’était autre chose. J’ai vu tuer un ours qui refusait d’exécuter un numéro. Les nerfs du dresseur lâchent, il explose et il frappe. Il y a une image que je n’oublierai jamais, celle des bottes d’un dresseur maculées du sang d’un ours, tellement il s’était acharné sur la pauvre bête. Et cela ne se limitait pas aux répétitions, cela pouvait arriver aussi devant les spectateurs. Un jour, un célèbre dresseur, pendant une représentation dans une petite ville de la Volga, a tellement frappé une panthère qu’elle est tombée contre la grille, saisie de convulsions. Moi-même, j’ai estropié un ours sans le vouloir, moi, Vladimir Deriabkine ! Je me suis énervé, je l’ai frappé, et cela lui a causé une blessure à l’oeil. Cela me hante encore. Pourtant, les dresseurs assurent qu’il existe entre leurs animaux et eux des relations particulières, presque des liens familiaux. Un dompteur de Saint-Pétersbourg m’a dit que ses ours, c’étaient ses enfants, qu’il les plaignait et les éduquait. Ses enfants, tu parles ! On gagnait simplement de l’argent sur le dos de ces enfants-là. On mangeait bien, on s’habillait luxueusement, on dormait dans des draps propres pendant qu’eux étaient dans des cages. Et, aujourd’hui encore, en Russie, les ours sont traités comme des criminels, ils voyagent dans des cages toujours aussi exiguës, immondes. Parce que, pour un dresseur, les animaux ne sont que des accessoires vivants. Je me souviens d’un numéro qui s’appelait "Les mains entrelacées" : un éléphant tendait sa patte, un tigre posait sa patte dessus et, pour finir, le dresseur lui-même mettait sa main. C’était une sorte de vision symbolique de l’amitié entre l’animal et le dompteur. En fait, derrière cette image poétique, il n’y a que de la violence. Essayez donc de faire se serrer la main à des ennemis jurés ; ils n’accepteront que si vous les menacez de mort. Ils vont obtempérer. Mais, dès que vous ôterez la menace, ils se sauteront à la gorge. Sur la piste, on peut s’approcher du lion, lui tapoter la crinière et même lui plaquer un baiser sur la gueule, mais, en coulisse, on a un bâton. Vous avez sans doute remarqué que tous les dresseurs d’éléphants, pendant les représentations, ont à la main une cravache de cuir ornée d’une fleur au bout. Le dresseur s’approche de l’animal, fait un geste gracieux de la main et l’éléphant, comme s’il obéissait à la fleur, se dirige gentiment vers l’endroit qu’on lui indique. Mais aucun des spectateurs ne sait que la magnifique rose cache en fait un crochet acéré, qui viendra se planter dans l’oreille de l’éléphant au moindre signe de désobéissance. C’est ainsi dans tous les cirques du monde. Un célèbre dompteur russe racontait un jour à la télévision la touchante histoire de cette tigresse prétendument morte de chagrin pour avoir été séparée de son maître. Peu après son départ, elle s’était allongée, elle restait immobile, refusait de manger. Alerté, le maître est rentré d’urgence. En le voyant, la bête s’est levée péniblement, et, dans un dernier souffle, a léché sa main à travers les barreaux de sa cage avant de mourir. Pour moi, elle est morte non pas de chagrin, mais d’une crise cardiaque. A son départ, elle avait rêvé de ne plus le voir revenir pour ne plus subir ses coups. Le choc de le retrouver si tôt lui a été fatal. Les dompteurs suggèrent aux spectateurs que les animaux de cirque sont eux aussi des artistes. Après leurs numéros, ils les font saluer et on les applaudit. Ce salut de l’animal est lui aussi obtenu sous la contrainte, c’est une immense humiliation et une escroquerie : un homme vous bat et vous devez lui embrasser les pieds. Naturellement, les animaux de cirque sont des artistes. Mais on ne leur demande pas leur avis ! Vous vous souvenez de ce numéro où des colombes viennent se poser sur le canon d’un fusil tenu par leur dresseur ? Il tire, mais le coup de feu n’effraie pas les colombes, elles ne bougent pas et restent tranquillement perchées. Si vous attachez des colombes normales à un fusil et que vous tirez, que se passe-t-il ? Elles meurent de peur. Alors, quel était le truc ? Une accoutumance progressive. On tirait près des colombes, on les assourdissait jusqu’à ce qu’elles s’habituent. Ou qu’elles deviennent sourdes. Moi aussi je présentais un numéro avec des colombes qui venaient se poser sur la tête d’un ours, directement sur la fourrure, sans protection, et l’ours ne les chassait pas. Les spectateurs applaudissaient. Mais le pauvre ours ne pensait qu’à une chose : comment attraper ces sales piafs. Or il savait que, s’il en effleurait ne serait-ce qu’un, il se ferait tabasser en coulisse. Voilà, c’est ça la "poésie" du spectacle. Et pour faire danser un ours ? Ça amuse les enfants, ça les ravit, mais personne ne connaît la cruauté de ce numéro. C’est comme faire bondir un tigre sur le dos d’un éléphant. Pour ces numéros-là, on fabrique des caparaçons spéciaux, en cuir, recouverts de piquants au niveau du cou de l’éléphant, pour que le tigre n’enfonce pas ses griffes.

Quand avez-vous décidé d’abandonner le dressage ?

Lors d’une tournée en Nouvelle-Zélande. Pendant une répétition, un ourson s’est jeté dans mes jambes, et j’ai réagi par un coup de poing. Je n’ai pas frappé fort, parce qu’il était tout petit, mais ç’a suffi pour l’envoyer rouler au loin. J’ai alors remarqué que, de la salle, un inconnu m’observait. Il a hoché la tête, l’air sombre. En fait, c’était un membre de Greenpeace. Dès le lendemain, notre cirque a eu droit à une volée de bois vert ! La police nous a tous interrogés, un par un. Une autre fois, quand un dresseur a laissé dormir ses chiens dehors sous la pluie, notre imprésario a dû prendre l’avion pour être présent aux procès qui ont suivi. J’ai eu une autre occasion de comprendre toute l’iniquité du dressage en observant nos cavaliers en tournée. L’un de leurs chevaux avait une blessure à la jambe. Il avait du mal à avancer et boitait bas. Et, pourtant, ils exécutaient leurs numéros sur son dos, sur ce cheval qui souffrait ! Ils l’éperonnaient plus fort et le faisaient galoper pour que l’on ne remarque pas qu’il boitait. Ensuite, ils le cachaient dans son box, puis le refaisaient tourner en piste. Ils ne le ménageaient pas de toute façon, après une blessure, les chevaux sont mis au rancart.

C’est ce qui est arrivé à vos ours ?

Lorsque j’ai décidé de quitter le métier, il me restait six ours. Or des ours, les cirques et les zoos en ont à revendre. Il n’y avait pas de solution. Un matin, de bonne heure, mes assistants les ont emportés. Le lendemain, mes ours étaient morts. Et c’étaient des artistes, que l’on applaudissait, qui apportaient beaucoup de plaisir aux spectateurs ! Ils sont tous condamnés à finir comme ça.

Est-il vrai que, parmi ses animaux, le dresseur est comparable à un chef de meute ?

Il n’est chef que tant qu’il a une cravache à la main. La seule loi est celle de la peur. J’ai toutefois entendu dire que Nikolaï Pavlenko, le dompteur, lui, n’utilisait jamais de cravache.

Quelles punitions emploie-t-on, hormis les coups ?

La faim. On prive l’animal de nourriture pendant deux ou trois jours, jusqu’à ce qu’il fasse ce qu’on lui demande. Après la représentation, quand les dresseurs amènent leurs animaux sur la piste afin de saluer les spectateurs et qu’ils les font poser pour ceux qui veulent les prendre en photo, tout paraît si paisible ! Ce genre d’idylle peut très mal se terminer. Mettre un singe dans les bras d’un spectateur ! Un toutou, si on veut, ou un hérisson ! Mais comment savoir ce qui peut se passer dans la tête d’un singe ? Le dresseur est quand même à côté, au cas où. Et alors ? Il a passé un contrat avec l’animal ? C’est une bête sauvage, avec des crocs et des griffes. Au delphinarium, un dresseur propose aux enfants de nager à côté d’une otarie. Et il les incite même, pour que ce soit plus impressionnant, à poser la main sur son museau. Et si ça tourne mal ? Qui va payer l’hôpital ? Le dresseur met les enfants en danger, en connaissance de cause, pour gagner de l’argent, et il en est forcément conscient.

Existe-t-il de gentils dresseurs ?

Et des gardiens de prison, des bourreaux gentils, vous en connaissez ? Il faut être clair : la cruauté naît avec le dresseur. Dès que l’on prend un ourson, qu’on le met dans une cage et qu’on le fait se produire en piste, c’est une catastrophe pour l’animal. Et pour l’homme aussi, s’il a un coeur.

Donc, un animal de cirque n’a aucune chance de pouvoir par la suite entamer une autre vie ?

La seule chance qu’il peut avoir, c’est de régler ses comptes avec son dresseur avant de mourir. Et celui-ci le sait. A la différence du tigre, du lion ou du léopard, qui ont besoin de quelques secondes pour se préparer à bondir, l’ours se jette sur vous sans prévenir. Il fonce la tête la première dans vos jambes, vous fauche d’un coup de patte, vous renverse. Toute sa vie, il attend patiemment son heure et, lorsque celle-ci arrive, il n’y a plus rien à faire.

Et si cela se produit en pleine représentation ?

Tout le monde sait qu’un dresseur qui punit un animal en piste perd aussitôt la sympathie des spectateurs. Surtout si cela arrive pendant une scène où l’ours joue un rôle. Mais, s’il attaque, je dois lui porter un coup, sans cela, il recommencera demain ou après-demain. C’est lui ou moi. Forcément. J’ai aimé mes ours, mais eux ne m’aimaient pas. Nous vivions dans une défiance permanente. Je ne leur ai jamais fait confiance, pas une seule seconde. C’est grâce à cela que j’ai quitté le monde du cirque sans une égratignure. Voilà ce qui s’est passé avec le dernier ours de Deriabkine. Un soir, il a finalement décidé de "régler ses comptes". C’était dans une cave où Volodia, le fils du dompteur, âgé de 20 ans, élevait Frol, un ours adulte. Ils devaient partir en tournée un peu plus tard. Ce soir-là, Liouda, l’épouse de Deriabkine, entra dans la cave. Elle avait aussi été sa partenaire, c’est à elle qu’un ours offrait un coeur de papier mâché. Frol, 7 ans, s’est soudain jeté sur elle et l’a renversée. Son fils a juste eu le temps de la sortir de là et d’éviter un drame. La belle Liouda est rentrée chez elle en sang. Au matin, deux coups de feu ont retenti dans la cave. "Je ne pensais pas que je finirais ma carrière de cette façon, a commenté Deriabkine. Un ours sur dix parvient vraiment à régler ses comptes. Frol a commis l’erreur d’attaquer d’abord une femme. S’il s’était jeté sur notre fils, Liouda n’aurait rien pu faire. Dieu les a sauvés."

Interview réalisée par Vladimir Kojemiakine
Publié dans Courrier International n°641 du 13 /02/2003